NORA mars 2011 / polar jeunesse - Le Devin

      Il est presque neuf heures.

      Dieter ouvre des yeux paresseux et s'étire en mouvements souples et lents dans ses draps de satin fuchsia. Dieter aime ses molles habitudes et n'en déroge pas. Un coup d'œil à sa pièce le rassure. Rien n'a bougé: on a beau être médium, on ne souhaite jamais exercer ses pouvoirs sur soi pendant son sommeil.

      Dieter glousse. Devin! Voyant! Médium! Autant de qualificatifs qu'on lui a attribués!

      Il a décoré ses deux pièces selon le goût de sa clientèle. Quant à lui, songe-t-il en baillant, certains matins, il raserait tout le cadre autour de lui et saupoudrerait son alentour d'une touche de modernisme: meubles blonds, chaises métalliques, beaucoup plus d'espace et un peu d'air frais pour l'amour du ciel! Mais voilà, hommes et femmes qui le consultent se sont habitués à cette ambiance toute rococo et kitch confondus: velours vin, coussins de cuir ambrés, cadres à dorures en dégoulinade, tapis mordorés, tables basses et lumières voilées.

      Un certain goût quand même.

      Sa collection de miniatures chinoises érotiques, par exemple, taillée dans du cristal brut et de la porcelaine fine, qui occupe une bonne partie du mur de sa chambre, installée en vitrine.

     Il pense, il faut faire plaisir à la clientèle.

     Une envie de rire le secoue.

     Il repousse sa couverture épaisse, s'empare d'une robe de chambre à large ceinture de soie, s'en revêt lentement et noue le vêtement en tapotant un mauvais pli. C'est agaçant, un faux pli.

     Dieter a du charme à revendre et une élégance innée, une grâce naturelle lorsqu'il se déplace. Même au sortir d'une nuit difficile son visage et ses cheveux blonds offrent une brouille gracieuse. Il a le visage long, le teint clair, quasi glabre, un regard qui soutient aisément celui des autres et une certaine façon de s'humecter les lèvres du bout de la langue qui le rend, parait-il, irrésistible.

     Il constate, très irrité, en regardant ses jambes, qu'elles sont légèrement gonflées. Pourtant, il n'a rien changé à sa diète ces derniers jours. Il cherche en relevant délicatement la tête en direction du plafond, comme s'il pouvait y glaner une réponse subite, quel aliment, condiment ou boisson est responsable de ce trouble de circulation, somme toute, très très très embêtant. Câpres? Serait-ce le vin blanc du Valais qu'il ne supporte plus? A trente ans, déjà?

     Il s'arrête un moment, terrifié. Et si la boulangère lui avait refilé un pain salé? Il a retiré cet épice de son régime depuis presque cinq ans.

     -Pauvre conne! pense-t-il avec rage.

     Il tremble, se frotte l'estomac, incrédule.

     Il ne doit pas s'affoler, mais simplement consulter un médecin. Il a rendez-vous demain, de toute manière. Bilan trimestrielle. Il a agacé plus d'un médecin de la ville avec ses maux imaginaires. Il a même biffé, au crayon gras et noir, le mot de son dictionnaire bilingue. Cette fois-ci, une fois de plus, Dieter craint le pire. Réellement.

     Il se laisse tomber, soudainement épuisé, dans un fauteuil de cuir large et profond. Il se masse doucement le mollet en se répétant qu'il ne doit pas se laisser aller à la panique.

     Il avise la petite table d'ébène où se trouve son répondeur et téléphone combinés. Le voyant lumineux clignote, comme des petits cristaux qu'on envoie à répétition. Il a eu plusieurs messages, la veille, mais il est rentré si tard. Dieter a un sourire pervers en regardant l'appareil très moderne.

     Bucolique à souhait, il s'empare d'un flacon de parfum coûteux posé sur la table, dédaignant subitement son début d'embolie, l'ouvre, s'humecte les doigts avec le liquide et les porte à son cou: Dieter a des gestes précieux, est abondant avec lui-même. Plus que ses consultations et prédictions, ce que Dieter aime le plus, c'est trahir la confiance des hommes qui envoient leur femme se distraire chez lui.

     Il rit franchement.

     Il ne sait pas à quoi ressemble l'intimité des femmes qu'il fréquente puisqu'il les reçoit toujours chez lui, à domicile s'il-vous-plaît.

     Sa propre vie le fascine, lui. Est-il filou, voyou, gamin attardé, charlatan? Qu'importe, il a du succès.

     Il a pourtant un don réel.

     Il a reçu les plus grands et quelques fois même les policiers de tout le pays ont fait appel à lui pour élucider certaines disparitions. Identifications aussi. La spécialité de Dieter? Reconnaître toute personne, même les yeux bandés, les nommer, à l'intérieur d'une circonférence de moins de deux mètres. Ensuite, pour le reste, pour les prédictions, c'est facile: un détail arraché, une physionomie de femme pleurnicharde qu'on observe à la dérobée et le reste, bien le reste c'est tout simple...

     Et cela rapporte quand même beaucoup d'argent.

     Psychanalyste à cent francs, petites thérapies douces... Dieter est habile: il provoque les confidences (souvent le mêmes) et brosse un avenir brillant à chaque fin de séance. Et puis, il flaire le fric instantanément et cela, à bien plus de deux mètres.

     Dieter a ses rêves aussi. S'arrêter. Élever des olives en Espagne, peut-être.

     Et des lubies.

     Il appelle son chat Penalty et sa mère chaque jour. Il décroche le combiné et ignore le voyant lumineux qui clignote toujours. Il croit se souvenir, en visualisant son agenda ouvert dans l'antichambre qui lui sert de salle d'attente, qu'aujourd'hui, il a beaucoup de travail. Il s'éclaircit la voix en toussant délicatement, prélude à une intonation amoureuse.

     -Allô, maman? C'est Didi. Ton petit Willy à toi toute seule. Ça va?

La Santini

       Inana Santini tient boutique sur la rade qui fait face au lac des Quatre Cantons, dans le rond de la Schwanen Platz. Inana est une jeune femme magnanime de sa belle personnalité: tout sourire, tout charme. Son visage et ses yeux trahissent une joie simple, une gourmandise de la vie plutôt rare dans ce coin de pays. Elle chantonne en travaillant et il arrive que, lorsque les clients passent le pas de sa boutique, les gens la surprennent à siffler joyeusement, un air à la mode, en train de faire le tri d'un nouvel arrivage de verres, frappés aux armoiries des différentes communes. Inana a l'âge de tous ces cantons qui forment ce pays pourtant si petit: vingt-six.

      Sa chevelure est lourde, longue, blonde aux reflets cuivrés, son corps est plein. Sa boutique est à son image: heureuse. On y retrouve des babioles amusantes, originales, peu chères, variées. Inana semble bardée de bonne humeur. Attirante? Oui. Parce que simplement favorable à la vie. Les femmes envient son audace, son tempérament, son commerce qu'elle gère seule, malgré les horaires inexorables, sa réussite, les voyages qu'elle fait, parfois en solitaire, autour du globe, pour en revenir chargée d'histoires, de fantaisies choisies, de mémoires délicieuses.

      Ses doigts tressent les longues cordes des bougies aux couleurs multiples. Un jour, Paul a surpris la jeune femme dans cette position: concentrée à agencer un ornement de fête, de soirée intime. Il l'a invitée, elle a accepté, ont entretenu des rapports d'ordre animal, ne se sont jamais rien promis et n'ont jamais éprouvé le besoin de se justifier. Inana s'est décidée à ne jamais l'attendre, et Paul, étonné, a choisi de l'aimer toujours.

      Inana n'a jamais mentionné à Paul la vraie raison de ce qu'il a toujours pris pour de la tolérance.

      Bannie d'emblée, l'idée de lui exprimer une peur quelconque.

    Mais s'il était là, ce matin, sa belle tranquillité serait méconnaissable et la voix d'Inana serait probablement mouillée pour lui décrire ce sentiment qui la submerge. Par cette chaleur, le semblant d'indifférence d'Inana s'est dissout pour faire place à un tremblement réel. Les longues palmes du plafonnier coupent l'air au-dessus de sa tête, tandis les doigts fins et pâles d'Inana défont puis renouent ces cordes emmêlées, nerveusement.

     Inana ne peut pas être sourde au grondement de la ville qui s'agite depuis une demi-heure.

    Cela commence par un concert de sirènes chantantes, qui traînent dans leur sillage la mort d'un homme. Ensuite il y a le pas métallique d'une grue électrique, monstrueuse, escortée de voitures de police, que suit la camionnette du Luzerner Presse.

     Dans ces moments-là, on essaie d'être calme mais on sait que c'est de la peur.

     De la terreur.

     C'est un tout petit grain de panique. Mais c'est tenace. Puis cet effroi court le long de l'échine. Puis l'affolement vous prend toute la tête et le nom de la personne aimée tapisse tout le cerveau sans qu'on puisse s'accorder une seconde de répit. Cela tambourine, cela martèle, et cela devient insupportable lorsque l'inquiétude se change en certitude: Paul.

     Inana bloque son mouvement.

   Une tresse de chandelles se répand sur le comptoir de la boutique, roule en mouvements inégaux sur ses larges cuisses puis tombent sur le sol dur.

     Elle pourrait soupirer d'aise.

     Plus jamais elle ne connaitra le doute, l'angoisse, l'horreur de toutes ces inquiétudes propres à leurs nuits, lorsqu'ils étaient séparés. Ces disparitions subites, ces coups de téléphone qui déchiraient le silence de l'appartement de la Eisengasse. Elle s'était adonnée à un amour-bandit et elle en supportait le prix: la jeune femme de la photo que Paul portait sur lui, c'est Inana.

     Elle aurait dû, elle aurait dû...

     Lui arracher des promesses, poser des questions, le supplier de s'arrêter, elle aurait dû. Mais elle a aimé Paul dans ce détachement qui les unissait si fortement l'un à l'autre. L'interroger aurait été rompre ce lien magique entre eux, cette existence illuminée, pourtant nocturne, qu'ils entretenaient passionnément.

     Un sanglot la surprend.

     Elle se souvient encore comment on fait, Inana, si rieuse, si optimiste, battante, invulnérable Inana.

    Elle va vers la porte de sa boutique et sa main froisse l'air épais pour retourner le petit panneau face à la rue: Gesslochen.

     Inana avait beau se dire qu'elle ne dépendait de rien ni de personne la voilà subitement amputée d'un amour qui refusait de lui appartenir exclusivement. Une brûlure, du vitriol qui coule sur un membre fantôme.

     Elle a mal, elle étouffe, elle s'assoit.

    Un couple singulier la fixe au travers la devanture de verre chaud.

     Lui est grand, un peu gras, il a l'air triste, vieilli prématurément, comme s'il revenait d'un trop long vertige. Elle est petite, mince, toute de blanc vêtue, ses cheveux auburn sont dressés sur le sommet, son visage est sec, son regard est barré au Ray-Ban.

     Quoi dire à la jeune fille de la photo qu'ils viennent de découvrir au hasard du chemin qui les mène chez les Von Pfyffer?

     Rien.

    Le regard durci d'Inana réfrène d'avance tout questionnement. Elle n'a rien à révéler de l'intimité qui la liait à Paul. Ils n'ont toujours été que deux dans leur cercle. Elle ne connaissait ni ses amis, ni ses relations. Leurs vies communes n'étaient pleine que de leurs deux corps soudés ensemble. Une partition suffisante pour les amants maudits.

     Et Inana Santini n'avait besoin de personne d'autre.

     Un large vol d'oiseaux blancs ombrage le ciel.

    La lumière bloquée quelques secondes au-dessus de la Schwanen Platz noircit le couple qui fixe toujours Inana.

     Carole Weber fait glisser par la chatière de la porte la photographie du si beau visage d'Inana que Paul avait presque toujours avec lui. Son effigie l'a accompagné jusqu'au dernier soir. Le regard amoureux d'Inana devait être placé bien haut dans l'ouverture du ciel par laquelle Paul s'est enfui. C'est probablement ce que Paul a vu, cette belle figure, cet air serein, calme, juste avant la déchirure.

     Inana se lève, gênée par ce couple qui sait.

    Elle va à la vitrine et tire le store métallique pour masquer l'ensemble des souvenirs qu'elle aurait pu vendre aujourd'hui. Le fer se rabat sur des tissus aux coloris joyeux, sur une panoplie de poupées gigognes aux grimaces peintes sur leurs faces.

L'Artiste

     Et quelque part, sur une face escarpée du Rigi, de loin, de haut, Amin envoie un signe de mépris à la jeune journaliste.

     Amin se tient fier et brave devant une caméra de télévision. Il a revêtu ce qu'il a de mieux dans sa garde-robe, s'est gominé les cheveux et prend un air de conquérant de nouveau continent. Carole n'a pas voulu l'accompagner, elle lui abandonne la découverte au risque de voir son gagne-pain s'envoler, pour de bon.

     Dans l'angle de la caméra, derrière Amin, une grue métallique remonte de son bras grinçant une Volvo verte à la carcasse flambée. Des journalistes du Luzerner Presse, des gens de la télévision suisse alémanique se réservent l'exclusivité.

     Et puis, aussi, une nuée de policiers, inquiets.

     L'arène séduit Amin.

    Les goûts prononcés et métissés de gloire, de spectacle, d'affichage d'Amin sont ici bien servis.

     Il se gourme, il se gonfle, et montre à la caméra, en souriant plein volume, la plaque d'immatriculation de la Volvo qu'il a récupéré en bordure de la Reuss.

     Une perche pour le son descend au-dessus de sa tête.

     -Bonjour, je m'appelle Amin Naowfel Moody. Je suis sculpteur et billettiste. Mes écrits et mon œuvre plastique reposent surtout sur la difficulté de l'intégration de l'artiste en milieu occidental. Comme je travaille la nuit, pour le calme et l'inspiration que je puise dans le silence, hier soir, alors que j'étais concentré sur...

     -Coupez! fait une voix exaspérée. Des faits, seulement les faits, s'il vous plaît!

     Il fait chaud, l'été persiste.

Gémellité

     Deux hommes identiques sont installés sur la plage de Lugano face à la majesté du lac Maggiore qui fait frontière entre la Suisse et l'Italie. Deux hommes identiques sont allongés sur cette plage. Les corps et les faciès sont pareils, les maillots semblables. Un vêtement à rayures horizontales et l'autre verticales. Violet et rose. C'est d'une fantaisie douteuse mais Jurg et Walter s'en moquent éperdument. Par contre, leurs goûts gémellaires diffèrent franchement en ce qui concerne le choix des lunettes soleil: celles de l'un sont noires et celles de l'autre sont vertes. Fluos. Repérables. Pas nécessairement appropriées à des frères en cavale. Les jumeaux parfaits. Ils bronzent ensemble, au même rythme, à une brûlure près. Rouge vin, alarmant, le ton de la peau. Mais ils considèrent cette commune morsure avec bonheur. Une inertie méritée. Les deux corps arrondis, le dos maintenu par la toile de cette chaise. Ils ne font rien, ou si peu, l'ensemble des baigneures les croient calmes. Le temps semble passer sans sursaut, absent de soucis. Ce sont des moments longtemps attendus dans leur vie toute dévouée à courir après l'argent, le pognon, la survie, un semblant de décence, toujours dans la précarité. Ils sont identiques. Deux petits moteurs rôdés pile poil, bien huilés. Les jambes dessinent la même chose dans le sable chaud: un mouvement circulaire inlassable. On les croirait morts, ne serait-ce le mouvement fin, gracieux, de leurs deux jambes. La tête relâchée en direction du soleil. Leurs goûts vestimentaires parfois douteux, fait entorse à l'immuable élégance de leurs manières; c'est deux-là sont indiscutablement raffinés. De naissance ou d'une ancienne vie. Ils possèdent un corps et un port de tête qui ne s’achète nulle part. Cela est au berceau ou ne viendra jamais. Chez Jurg et Walter, ce maintien de prince roumain est inné. C'est à vrai dire, la seule chose qui leur soit enviable.

      La station balnéaire est pleine de monde.

     C'est septembre. Beaucoup de personnes hésitent à rentrer. C'est le mois qui offre le privilège des hors saisons. Des cadres délèguent, à regret c'est vrai, à des subordonnés à qui ils ne font pas confiance. C'est la saison et le moment que les jumeaux préfèrent. Cette ambiance décontractée, ces sourires éclatants autour d'eux, l'anonymat qu'ils affichent: qui se douterait de leurs vies anciennes? Qui s'en préoccupe en ce moment? Malfrats jadis terreux, ils sont devenus, le temps d'un échange scabreux, d'étranges princes fort généreux. Et c'est bon, d'être des vautours en vacances. Seulement, voilà, cela ne dureras pas.

      Il faut savoir que depuis leur enfance ces deux-là entretiennent un fil télépathique. Ils relèvent la tête, regardent la mer sous un angle filtré, soulèvent, l'un ses lunettes noire, l'autre les vertes. Les yeux sont petits, bleu acier, affûtés pour la recherche, précis comme des scanners. Ils se massent au même moment le coin des yeux, d'une patte qui pourrait appartenir à un loup. Sur le mouton des vagues devant eux, des femmes élégantes roulent dans l'eau leur corps chauffé en poussant des cris d'excitation. La lumière du jour, l'effet du sel produit une patine aveuglante sur toute cette quincaillerie qu'elles portent, soit au cou, aux doigts, aux poignets, à la cheville et quelques-unes au nombril.

      Les jumeaux se regardent. Leurs yeux d'acier fichés ensemble. Ils émettent alors un curieux grognement qui ressemble à de la satisfaction. Gargouillement de consentement. Pour qui l'entend pour la première fois, ce son rappelle un jappement bref, bloqué dans la gorge d'un chien qui étouffe. Mais il y a mille mots dans ce grommellement.

       C'est le temps de passer à l'action. Jurg et Walter se lèvent, déposent les lunettes sur le sol et marchent en direction de cette première houle. Ils se donneraient la main dans cette harmonie que nul n'en serait étonné. L'eau lèche les pieds fins. La température ne fait pas contraste et Jurg et Walter plongent enfin, fendant une première lame. Wap! Wap! Dans la mer, leurs cheveux flottent autour d'eux. Une méduse aurait allure plus rassurante, en contraste une murène afficherait un air d'enfant de coeur. Ils nagent. Wap! Wap! Ballet de jambes suspendues au plafond d'une vague. Le visage des jumeaux se lisse sous une malice enfantine: on croirait qu'ils ont vingt ans. Les faces animales fendent l'eau, rajeunissent en visant leurs proies. Les jambes d'abord. Les chaînettes sont vites dégrafées. Ce serait imprudent de s'attaquer aux nombrils qui servent d'écrin à des fortunes!

        Les têtes remontent à la surface éclatant comme des bouchons de liège libérés. Wap! Wap! Des bulles d'air autour d'eux. Leurs sourires resplendissants. Les nageuses le sont toutes autant. Elles sont toujours amusées de voir ces hommes ensemble. Lequel est lequel? Les visages burinés, les traits pareils, les bras musclés qui brisent l'eau autour d'eux. Spectacle d'une nage synchronisée et nouveau plongeon. Wap! Wap! Bouillonnement dans cette eau marine et cette fois-ci, ce sont les poignets et le cou des baigneuses qui sont visés. Sous l'eau encore un moment, dans la confusion du blanc des moutons, colliers et bracelets sont arrachés. Retour à la case départ, sous l'eau, rapide comme des requins, en direction du rivage, Jurg et Walter ignorent poissons morts et cailloux qui se soulèvent sous la rapidité de leurs brasses.

      Enfin le sable crisse sous leurs pieds.

      Ils remettent leurs lunettes, plient les chaises qu'ils portent ensuite sous l'aisselle et se dirigent vers l'hôtel. Les sélaciens vont, fuselés, la colonne droite, le port de tête princier, déclenchant encore l'étonnement autour d'eux. Si quelqu'un s'avisait de vouloir les tuer en visant le bas-ventre, ce serait peine perdue: une balle ne saurait se frayer le moindre chemin pour atteindre les viscères. La doublure du vêtement de lycra foisonne de montres étanches, de chaînettes coûteuses et de bracelets d'or massif. Comme armure, à ce jour, personne n'a rien inventé de mieux.

      Lugano est une si belle station! Surtout prisée par les gens qui recherchent la détente. L'hôtel est blanc et son allée entièrement bordée de citronniers. Jurg et Walter cherchaient un coin de pays pour aller se réfugier. Sans aucune idée de l'endroit, mais avec l'a priori que malheureusement, ils ne pourraient pas dépasser les frontières. Ils souhaitaient un endroit chaud, pour profiter de leur butin. Le dépenser. Savourer le luxe.

      Le lac Maggiore. Tous ces mots qu'on égrène en italien.

      La dolce vita.

Laurie

     Le petit repaire de la Winkelriedstrasse est aussi exigu et désordonné que lorsque Carole et Stanley l'ont quitté ce matin. A l'addition que le télécopieur a eu le temps de dégorger une longue rame blanche qui déroule jusqu'au sol.

    Stanley s'approche et soulève le papier recyclé: informations locales et régionales. Résultats du match de foot, exposition prochaine d'un graphiste qui a vécu à Los Angeles dix ans durant. Ensuite on signale l'ouverture d'un procès pour impôts non payés, étalage publique de la fortune personnelle d'un homme d'affaire connu, aussi, un dentiste fameux qui s'est tiré une balle dans la tête, à bout portant, dans son cabinet privé et une primeur: la découverte d'une voiture carbonisée sur le versant escarpé du Rigi. A l'intérieur, il y a le cadavre brûlé, retrouvé raide dans une position de mannequin grotesque, quasi non-identifiable tant le dommage est grand, d'un homme mesurant un mètre quatre-vingt-cinq. Le dernier transport de l'homme a été une Volvo verte, sans immatriculation et dont, présentement même, on dépèce le métal dans le but d'identifier le propriétaire de la voiture. On saura peut-être. Les disparus ont autant de chance de demeurer anonymes que les habitants de ce pays: à moins qu'il n'y ait, bien entendu, un héritage accroché au flanc du mort comme du vivant. On signale aussi que des arbres ont été déracinés par la chute du véhicule. Carole Weber est introuvable et on a besoin d'elle pour couvrir l'événement. La répétition du message sur le papier confirme l'urgence et la rage du rédacteur en chef du Luzerner Presse: « Carole,wo bist du? Ruf sofort die Zeitung an. Dies ist deine letze chance. »

      Ils ont trouvé. La chasse commence. Le temps presse.

      Stanley se laisse tomber dans un fauteuil de cuir.

      Épuisé.

      On dira « Stanley, tu étais complice et tu n'as rien dit ». Il répondra, « On ne peut être complice d'une chose qu'on ignore. Je ne posais jamais de questions ». Il lui faudra évoquer, étaler un long compte rendu, qui les liera eux aussi, forcément, aux souvenirs des années magiques que Paul et lui ont laissé derrière eux.

      Et puis il faudra leur dire, pour sa femme, Laurie.

      Ramener cette histoire que Stanley cherche à enterrer depuis deux ans et qui remonte sans cesse comme une noyée obsédante. Revivre, sans cesse, ces pénibles souvenirs qu'on tente d'expédier plus loin encore que le fond de la mémoire.

      Pharmacienne, trente-six ans, droguée, trouvée morte derrière son comptoir d'officine, en pleine nuit, épouse de Stanley Clark, chef de l'escouade anti-drogue de Zurich, démis de ses fonctions le lendemain de la découverte du corps de Laurie Dorf. Le corps comme flagellé de bleus, dans le creux des bras, aux chevilles, à la plante des pieds aussi, ecchymoses produites par la fouet et la morsure de la drogue. Plus horrible encore, ce regard ouvert et vide, bloqué, figé, l'instant même avant un ultime appel au secours. Le corps inerte au sol, recouvert de comprimés de toutes les couleurs, flacons qui s'étaient ouverts dans la chute lorsqu'elle avait essayé de se rattraper aux étagères qui l'entouraient. Des cristaux de verres aussi, autour d'elle et pris dans la peau pâle de son visage. La bouche entrouverte, gelée autour d'un cri muet qui poursuit encore Stanley plus sûrement que le son d'une grenade réelle qui atteint sa cible.

      Voilà pour le souvenir, pour le fourneau de la mémoire.

      Mais cela n'explique pas pourquoi Stanley n'a pu rien faire, arrêter cette chute. Il ne pouvait rien faire. C'est ce qu'il a raconté, les yeux secs. Il savait, mais il ne pouvait par stopper ce processus. Il avait gommer son envie de fuir en étant persuadé qu'il pourrait la tirer de ce gouffre. Il l'avait fait pour des adolescents hagards, désillusionnés, sans espoir. Mais il n'avait pas pu tirer sa propre femme de l'enfilade mortelle à laquelle elle s'était adonnée un jour où la nostalgie s'était emparée d'elle.

      De toute évidence, personne n'en avait cru un mot.

      Ensuite, après, Stanley avait dû sillonner une voie étroite entre la révolte et l'acceptation.

      Même chose avec Paul.

      Cela commence par des petits délits, histoire de survivre au quotidien. Les bourses d'études qu'on ne peut décrocher, malgré son intelligence, les jours pauvres qui vous guettent à chaque date suivante, le père qui s'en va, celui dont on aurait besoin et une mère qui s'effondre, incapable de survivre à cette blessure. Perdre sa distinction chaque jour davantage. Essayer de la retrouver. Mais comment? En crânant, en bravant. Les copains sont toujours plus riches alors que Paul s'enfonce. La mère rabat sa douleur sur Paul et ce passe-temps sadique ouvre à son fils la voie sur une prémisse qui tracera tout son avenir. Un jour, Paul, au lieu de se pencher, se hisse sur la pointe des pieds puis retombe sur ses talons en brandissant au bout de son bras, au nez d'un soleil blanc, le résultat de sa pêche miraculeuse: un porte-monnaie bien garnie qui paresse dans la lumière, dorant sa maroquinerie fine à travers une fenêtre ouverte, placée bien en vue sur une commode faite d'un matériau rare. Le fils a réussi a transformer une peine en un sourire. Cette transfiguration l'enchante, le « Où, quand, comment, pourquoi? » romprait le charme. Elle rit maintenant. Paul aussi. Sans vouloir comprendre l'amorce désastreuse.

      Stanley, lui, a son cocon, sa famille, des éclats de voix heureuses autour de lui. Tout le temps. Paul s'y sent bien. Des rires cachés partout dans cet appartement confortable où chaque jour n'est pas une tragédie. Mais ça le deviendra, plus tard, ça le deviendra.

      Il faudra tout étaler maintenant.

      Anticiper ce déballage sordide ravive la douleur de l'éraflure à l'abdomen. Stanley retire le sparadrap et ce qui, par la suite, sera une cicatrice au relief rappelant une queue de comète, se met à saigner légèrement.

     Ce n'est rien.

     Un criblage pour le souvenir.

     Tactile. Bien là, bien net.

Confidence

     Paul Mutter avait changé d'amour aussi souvent que changent les lumières des saisons. Je le savais. Certaines aventures ne duraient que le temps d'une ombre méridienne et à d'autres moments, elles s'attardaient, s'étiolaient sur quelques mois jusqu'à ce que le bon sens de Paul revienne sur son axe réel: aucune femme ne supporterait son cercle mouvant et dangereux. Aucune femme ne résisterait longtemps à son silence, à son absence de statut social fixe, au jeu périlleux auquel il s'adonnait. Aucune, sauf  Inana Santini, bien sûr. Elle était sa fée, son amour, auquel il s'arrimait, auquel il s'était attaché, d'abord avec méfiance, et ensuite avec tout l'abandon qu'un tel amour méritait. C'était tellement inattendu, tellement surprenant, cette femme qui s'intéressait brusquement à lui sans rien lui demander.

      J'ai réfléchi quelques temps à cette allusion au méridien, qui me sillonnait le cerveau, comme une question incapable de trouver sa réponse.

      Je ne voulais plus me terrer dans le minuscule deux-pièces de Carole Weber. Elle était rentrée un soir, les joues luisantes, son extraordinaire regard bleu-vert liquéfié, jolie dans sa robe courte à pois rouge. Elle s'était laissée aller à des confidences intimes. Elle soulevait des voiles obscurs pour me raconter sa déception amoureuse. Elle rongeait son souvenir en s'usant inutilement les nerfs. Son amertume décrivait un arc de cercle et venait la frapper avec la violence d'un fouet. Son enfance heureuse, les joies toutes simples, mille petits bonheurs qu'elle avait vécus dans un parc ombragé, en banlieue de Lucerne, où ses parents érigeaient des câlins partout pour des riens. Et ces petits riens, ces baisers furtifs, cet amour sain, l'avait ravie. Complètement. Mais elle était, pourtant entourée de tout ce qu'elle me décrivait comme un monde merveilleux, née d'un malheur ou d'une terreur qu'elle n'arrivait pas à exprimer. Et c'était bien autre chose que sa rupture avec Pierre.

      Je lui ai proposé de sortir.

      De l'inviter quelque part.

      L'air était chauffé au fer blanc et Lucerne grouillait de ses amoureux qui vont bras-dessus, bras-dessous: on les voyait de la fenêtre. Nous, si on sortait, on pouvait nous arrêter à tout moment. Nous le savions et on s'en moquait joyeusement. Et soudainement, ce sans-gêne un peu primaire laissait toute la ville indifférente autour de nous. Nous n'étions plus dse victimes affolées, mais nous rejoignions la masse sombre des paumés. On n'effrayait plus, on faisait parti du même écueil: personne ne s'intéressait à nous.

      Nous sommes descendus vers la Winkelriedstrasse et nous avons emprunté le Kappelbrücke, ce pont de bois ancien, orné de pensées et de prières « requiescat in pace ». C'était un peu comme si toute cette littérature calligraphiée de couleurs pastels s'adressait à nous. Nous entendions la voix d'une jeune zurichoise, vingt ans à peine, qui se produisait au Stadt-Theater et qui remportait un succès fulgurant en imitant Piaf. Et j'ai pensé, en serrant le bras de Carol Weber contre moi, que Lucerne est ainsi: on imite les grands mais on n'innove que rarement.

     La Reuss coulait doucement.

     Son eau bruissait. Confuse et continue. La Rathausquai, cette longue rade populaire, grouillait de gens. De jeunes adultes avec leurs parents, des étrangers, des travailleurs australiens et italiens et des Lucernois et Lucernoises en mal d'amour adultère, au verbe souvent incontinent, le tout accompagné de manifestations exubérantes.

      En suspension, très haut au-dessus de nous, la rumeur de la disparition de Paul flottait comme quelque chose qui ne devait pas avoir une grande signification. La planète s'en moquait.

      Nous nous sommes décidés pour le Schiff. Un bistrot ancien, joliment décoré, aux murs lambrissés de bois sombre, où une clientèle bigarrée discutait toujours joyeusement. Tout me plaisait entre ces murs, sauf l'allée qui y menait. Une petite rue sombre et étroite, bardée d'ogives qui se courbaient et se touchaient presque, masquant tout l'état du ciel. Un pavé inégal nous y conduisait, un sol idéal, sous cette croisée gothique, pour s'y injecter tous les poisons de la Terre.

      Une jeune fille aux vêtements sales, leggins usés et T-Shirt large, était adossée au mur et pleurnichait à propos d'un monde hostile. Ses cheveux étaient crasseux et formaient un rideau sombre sur la moitié de son visage. Lorsque nous sommes passés près d'elle, elle a hurlé quelque chose d'inintelligible du fond d'une âme d'animal écorché. Puis elle s'est affalée de tout son long sur les dalles inégales. Elle ne faisait pas plus de quarante kilos, sa peine comprise.

      Et Carol Weber a été incapable de la relever.

      J'ai aidé cette mince adolescente à se remettre sur pied, j'ai demandé si on pouvait quelque chose pour elle. Elle est repartie en nous adressant, entre ses dents, des mots furieux et en agitant les bras autour d'elle comme si elle avait été franchement dégoûtée par le contact de nos mains

      Le bistrot était plein à craquer.

      Carol Weber babillait une histoire à propos de la nouvelle maîtresse de Pierre tout en essayant de se donner un air décontracté. Je ne sapais que de rares mots au milieu des phrases qui déferlaient. Je pensais à la jeune fille de la ruelle, à son corps maigre.

      Un chagrin de quarante kilos.

      Celui de Paul en faisait au moins le double.

      Et Carol Weber m'avait affirmé avoir réussi à traîner le corps de Paul Mutter à l'intérieur de la voiture et ensuite avoir fait basculer le tout dans un ravin. Une voiture et un corps à l'intérieur, c'est passablement plus lourd qu'une adolescente anorexique. Donc, ce soir-là, elle n'avait pas pu être seule sur le Rigi. Quelqu'un l'avait aidée, forcément. Carol Weber parlait toujours mais je ne l'écoutais plus.

Je regardais ses cheveux, noirs et faux, son extraordinaire regard bleu-vert, son nez parfait et l'égalité de sa dentition éclatante lorsque, de rare fois, ses lèvres minces voulaient se retrousser en un sourire. Une personnalité agencée de toutes pièces. Tout l'ensemble me parut truqué.

      Je l'avais déjà vue quelque part,mais autrement arrangée.

      Je suis rentré chez moi, seul.

      Mon appartement de la Löwenstrasse avait été passé au peigne fin. Non pas qu'il y régnait un grand désordre, mais les objets avaient été légèrement déplacés. Depuis la mort de Laurie, j'étais revenu m'installer dans cet appartement fonctionnel mais peu accueillant. Ce n'était qu'un pied-à-terre que je ne souhaitais pas aménager pour le moment: j'étais propriétaire de cet endroit depuis plus d'un an et malgré tout ce temps, je n'avais rien décoré: les flics qui ont perquisitionné se forcément rendu compte que je faisais preuve de mauvais goût dans mon quotidien. J'avais l'intention de rester encore dix ans à Lucerne, puis de rentrer en Amérique. Je voulais m'occuper de Paul, le protéger. Autrement, je menais une vie plutôt spartiate et je ne m'intéressais qu'à très peu de choses. Encore mois à mon confort.

     J'étais extrêmement fatigué. J'avais la tête pleine de brouillard. J'étais tout prêt de solutionner une énigme et une photographie déformée tentait de refaire surface à l'intérieur de ma tête. Je frayais avec la solution, toute proche.

      La commode jouxtait mon lit géant pour le couple fantôme que nous formions désormais, Laurie et moi. J'avais besoin d'un mouchoir propre. Le tiroir en regorgeait et il recouvrait un ancien passe-partout qu'on avait négligemment oublié de me retirer lorsqu'on m'avait démis de mes fonctions. Se trouvait là aussi une boîte de balles blanches qu'on avait, elles, bien volontairement voulu me laisser.

      J'avais l'impression de sortir de mon atonie à présent.

      Laurie m'envoyait un signe. Et peut-être bien que Paul aussi.

      Je décrochai le combiné, j'appelai Willy et lui fit savoir que j'aimerais le rencontrer de nouveau, le lendemain, soit jeudi vers dix-huit heures. Je lui donnai rendez-vous à la très belle terrasse des Balances, un endroit qui me semblait construit sur pilotis, au bord de la Reuss.  J'ai laissé le message sur la bande magnétique: le devin était absent.

       Puis, je me suis assoupi.

      Le visage de Paul se ballottait dans le flou de ma mémoire, celui de Carol s'y dressait parfois, relayé ensuite par le triste sourire d'Inana Santini et définitivement noyé par le regard traqué de Laurie, ces yeux-là, si près des miens, dans lesquels je n'avais pas su décoder la peur. Ces images s'ensablaient, mouvantes, avant que je ne sombre définitivement dans un sommeil que j'avais largement mérité.

      Le lendemain soir, j'avais utilisé le passe-partout pour me rendre à la Gibraltarstrasse. Comme je m'en doutais, Dieter Willy possédait une arme, à peine dissimulée dans le tiroir de sa commode. J'ai retiré les cartouches mortelles pour les remplacer par des balles à blanc que j'avais prises avec moi.

      De loin, à la terrasse des Balances, j'ai vu que Dieter Wily était bien au rendez-vous. Il tenait Penalty en laisse, l'avait ficelé à la table et faisait une démonstration de ses pouvoirs occultes face à un bouquet de jeunes étrangères en extase qui poussaient des cris de ravissement à chaque identité qu'il déclinait.

      Je suis rentré chez moi.

      Nous allions nous revoir, lui et moi, à la fête des Von Pfyffer. Et j'imaginais facilement quel serait son costume: dandy d'apparat.

     En fait, le cœur de sa personnalité.