NORA mars 2011 / polar jeunesse - Le Devin
Il est presque neuf heures.
Dieter ouvre des yeux paresseux et s'étire en mouvements souples et lents dans ses draps de satin fuchsia. Dieter aime ses molles habitudes et n'en déroge pas. Un coup d'œil à sa pièce le rassure. Rien n'a bougé: on a beau être médium, on ne souhaite jamais exercer ses pouvoirs sur soi pendant son sommeil.
Dieter glousse. Devin! Voyant! Médium! Autant de qualificatifs qu'on lui a attribués!
Il a décoré ses deux pièces selon le goût de sa clientèle. Quant à lui, songe-t-il en baillant, certains matins, il raserait tout le cadre autour de lui et saupoudrerait son alentour d'une touche de modernisme: meubles blonds, chaises métalliques, beaucoup plus d'espace et un peu d'air frais pour l'amour du ciel! Mais voilà, hommes et femmes qui le consultent se sont habitués à cette ambiance toute rococo et kitch confondus: velours vin, coussins de cuir ambrés, cadres à dorures en dégoulinade, tapis mordorés, tables basses et lumières voilées.
Un certain goût quand même.
Sa collection de miniatures chinoises érotiques, par exemple, taillée dans du cristal brut et de la porcelaine fine, qui occupe une bonne partie du mur de sa chambre, installée en vitrine.
Il pense, il faut faire plaisir à la clientèle.
Une envie de rire le secoue.
Il repousse sa couverture épaisse, s'empare d'une robe de chambre à large ceinture de soie, s'en revêt lentement et noue le vêtement en tapotant un mauvais pli. C'est agaçant, un faux pli.
Dieter a du charme à revendre et une élégance innée, une grâce naturelle lorsqu'il se déplace. Même au sortir d'une nuit difficile son visage et ses cheveux blonds offrent une brouille gracieuse. Il a le visage long, le teint clair, quasi glabre, un regard qui soutient aisément celui des autres et une certaine façon de s'humecter les lèvres du bout de la langue qui le rend, parait-il, irrésistible.
Il constate, très irrité, en regardant ses jambes, qu'elles sont légèrement gonflées. Pourtant, il n'a rien changé à sa diète ces derniers jours. Il cherche en relevant délicatement la tête en direction du plafond, comme s'il pouvait y glaner une réponse subite, quel aliment, condiment ou boisson est responsable de ce trouble de circulation, somme toute, très très très embêtant. Câpres? Serait-ce le vin blanc du Valais qu'il ne supporte plus? A trente ans, déjà?
Il s'arrête un moment, terrifié. Et si la boulangère lui avait refilé un pain salé? Il a retiré cet épice de son régime depuis presque cinq ans.
-Pauvre conne! pense-t-il avec rage.
Il tremble, se frotte l'estomac, incrédule.
Il ne doit pas s'affoler, mais simplement consulter un médecin. Il a rendez-vous demain, de toute manière. Bilan trimestrielle. Il a agacé plus d'un médecin de la ville avec ses maux imaginaires. Il a même biffé, au crayon gras et noir, le mot de son dictionnaire bilingue. Cette fois-ci, une fois de plus, Dieter craint le pire. Réellement.
Il se laisse tomber, soudainement épuisé, dans un fauteuil de cuir large et profond. Il se masse doucement le mollet en se répétant qu'il ne doit pas se laisser aller à la panique.
Il avise la petite table d'ébène où se trouve son répondeur et téléphone combinés. Le voyant lumineux clignote, comme des petits cristaux qu'on envoie à répétition. Il a eu plusieurs messages, la veille, mais il est rentré si tard. Dieter a un sourire pervers en regardant l'appareil très moderne.
Bucolique à souhait, il s'empare d'un flacon de parfum coûteux posé sur la table, dédaignant subitement son début d'embolie, l'ouvre, s'humecte les doigts avec le liquide et les porte à son cou: Dieter a des gestes précieux, est abondant avec lui-même. Plus que ses consultations et prédictions, ce que Dieter aime le plus, c'est trahir la confiance des hommes qui envoient leur femme se distraire chez lui.
Il rit franchement.
Il ne sait pas à quoi ressemble l'intimité des femmes qu'il fréquente puisqu'il les reçoit toujours chez lui, à domicile s'il-vous-plaît.
Sa propre vie le fascine, lui. Est-il filou, voyou, gamin attardé, charlatan? Qu'importe, il a du succès.
Il a pourtant un don réel.
Il a reçu les plus grands et quelques fois même les policiers de tout le pays ont fait appel à lui pour élucider certaines disparitions. Identifications aussi. La spécialité de Dieter? Reconnaître toute personne, même les yeux bandés, les nommer, à l'intérieur d'une circonférence de moins de deux mètres. Ensuite, pour le reste, pour les prédictions, c'est facile: un détail arraché, une physionomie de femme pleurnicharde qu'on observe à la dérobée et le reste, bien le reste c'est tout simple...
Et cela rapporte quand même beaucoup d'argent.
Psychanalyste à cent francs, petites thérapies douces... Dieter est habile: il provoque les confidences (souvent le mêmes) et brosse un avenir brillant à chaque fin de séance. Et puis, il flaire le fric instantanément et cela, à bien plus de deux mètres.
Dieter a ses rêves aussi. S'arrêter. Élever des olives en Espagne, peut-être.
Et des lubies.
Il appelle son chat Penalty et sa mère chaque jour. Il décroche le combiné et ignore le voyant lumineux qui clignote toujours. Il croit se souvenir, en visualisant son agenda ouvert dans l'antichambre qui lui sert de salle d'attente, qu'aujourd'hui, il a beaucoup de travail. Il s'éclaircit la voix en toussant délicatement, prélude à une intonation amoureuse.
-Allô, maman? C'est Didi. Ton petit Willy à toi toute seule. Ça va?